Journée de battage à la Salle dans les années 50, par Marcel Riondet

Il est temps maintenant de décrire une vraie journée de battage à la Salle, cette journée que nous attendions avec impatience et qui faisait vibrer nos cœurs d'enfants. Il s'agissait, vous allez le constater, d'un système de battage mécanique et perfectionné pour cette époque. Un grand jour que celui-là ! et qui nécessitait de sérieux préparatifs. J'en retiendrai deux seulement. D'a­bord il fallait recruter une main d'œuvre nombreuse les jours précédents, "retenir du monde" en quantité suffisante et adapté aux différentes fonctions. C'était en général les mêmes hommes : voisins, amis, journaliers. Ils savaient d'avance le poste où ils allaient être affectés et où ils avaient fait leurs preuves.

Il fallait aussi —et la responsabilité en incombait à notre Maman— prévoir et confectionner le repas qui suivait obligatoirement ce travail collectif, un repas qui, sans être un festin, fût suffisamment copieux et appétissant. Toute maîtresse de maison digne de ce nom tenait à faire honneur à ses hôtes en manifestant ses talents de cuisinière. Ainsi ils oublieraient plus facilement leur fatigue. Donc, hier soir, après avoir fait la tournée des Sylvains et de Pâquier, tirées par de puissants attelages —deux paires de chevaux ou de bœufs attelés l'une devant l'autre— au milieu d'un nuage de poussière auquel se mêlait le bruit grinçant des roues et les jurons sonores des accompagnateurs chargés d'exciter leurs bêtes, les machines ont pénétré dans notre cour, et ont été aussitôt installées sur l'emplacement que notre Papa a soigneusement nettoyé et préparé à leur intention. La machine à vapeur ou locomobile d'abord, en face de la fenêtre de la cuisine, retenue par de fortes cales de bois ; puis, devant la remise où sont entassées nos gerbes, la batteuse proprement dite, elle aussi bien calée.

Image d'Erwan Le Vourc'h - Cliquez pour ouvrir son site, très riche...

La première est sans nul doute la plus impressionnante : avec sa longue cheminée tubulaire que l'on rabat au cours des déplacements, avec son large poitrail de fonte ruisselant de graisse et d'huile où se trouvent le foyer et la chaudière, avec ses roues aux bandages d'acier, elle ressemble comme une sœur jumelle à la locomotive qui tire un train. Un vrai monument, un monstre dont nos yeux ne peuvent se détacher, flanqué de robinets, de soupapes de sûreté, d'un curieux régulateur à boules et d'autres rouages tout aussi chargés de mystère, dont une bielle propre à actionner une immense roue placée sur le côté.

La batteuse, elle aussi, est un engin peu banal. De forme rectangulaire, faite de pièces de bois, de planches, de rouages nombreux, de palettes, de grilles etc., montée sur de petites roues, elle forme un ensemble que je suis bien incapable de décrire avec précision. La voici à son tour bien mise en place et de niveau; ce détail est très important. J'ai retenu que la machine à vapeur avait été achetée par Auguste Chéruzel un peu avant la guerre et qu'elle était de fabrication hongroise. C'est vous dire qu'elle représentait un objet rare !

Demain matin, quelle chance ! Le Ciel est avec nous, un beau ciel bleu qui ne laisse présager aucun orage, et la chaleur sera supportable. Dès l'aube, un homme est arrivé, Auguste Chéruzel, le directeur de l'entreprise de battage. A peine prend-il le temps de saluer nos parents et de boire une tasse de café qu'il s'affaire autour de sa machine, l'inspecte d'un regard rapide, puis allume le feu dans le foyer, rempli, dès la veille, de bûches de bois et de briquettes d'anthracite. L'eau de la chaudière aura tôt fait de s'échauffer et de dégager la vapeur qui mettra en mouvement la bielle et tous les rouages de la batteuse.

Il faut le voir tourner autour de sa fidèle machine. On devine qu'il a pour elle la même sympathie, les mêmes attentions qu'un cavalier pour son cheval. Un chiffon à la main, la frotte il la caresse; avec une burette il l'huile, la graisse. Il contrôle tout de manière à assurer le bon fonctionnement du couple que forme la machine et la batteuse. Et, c'est un fait, grâce à ses bons soins et à sa compétence, jamais aucune panne, tout fonctionne à merveille.

Tout est prêt maintenant. Un long et puissant coup de sifflet vient de retentir, est entendu dans le village jusqu'à plusieurs kilomètres. Il avertit tous ceux qui avaient promis leur concours. Montent de Pâquier les trois Gontard: André, Julien et Joseph, Gaston Lefour, employé chez Gaston Gontard, Modeste, Marcel Valentin; de St. Martin descendent Louis Simiand, Alphonse et Henri Pâquier, Jules Corréard, Maurice Vallier. Jules Allègre arrive seul des Ridas. Quant à ceux de la Salle, ils n'ont pas à se presser : André Chéruzel, Fernand Abonnenc, Louis Allègre, Louis et Cyrille Chéruzel... Combien sont-ils en tout ? Une bonne quinzaine, des jeunes gens pour la plupart. Le nombre qu'il faut, si l'on veut que le travail soit fait correctement.

Les voici tous là, dans la cour, chacun à leur place, munis de l'outil qui convient à leur rôle, car ils savent ce qu'ils auront à faire, lever les gerbes avec la batteuse, couper les liens, engrener, recueillir le blé dans les sacs, les trans­porter sur l'épaule au grenier, dégager la paille qui sera mise en paquets, lesquels seront liés et hissés à la grange au bout d'une longue fourche, puis empilés en bonne place, enlever enfin la poussière qui s'amoncelle à l'arrière de la batteuse.

Encore un dernier regard du maître : oui, l'équipe est au complet, notre Papa se tourne vers Auguste Chéruzel. La locomobile, dans un jet de vapeur, lâche son appel sonore. C'est le signal du départ. On aide à démarrer la large courroie couverte de résine qu'entoure la grande roue de la machine, courroie de transmission sous l'action de laquelle vont se mettre en branle les multiples rouages de la batteuse. On entend vibrer, trembler gémir, grincer, ronfler tout cet ensemble qui trouvera bientôt sa "vitesse de croisière". Aussitôt Jules Corréard et Modeste jettent les gerbes sur la table d'engrenage. Courbés sur la planche, Maurice Vallier et notre frère Joseph, d'un coup sec, avec leur serpette bien aiguisée, coupent les liens de paille. Louis Simiand, passeur imperturbable et muet, assis sur un caisson, s'empare à grandes brassées, tantôt à droite, tantôt à gauche, des paquets de javelle jetés près de lui, les pousse, épis en avant, dans la gueule béante où elles s'engouffrent, crépitent contre le batteur cylindrique animé d'un mouvement rapide.

Ronflement prolongé, suivi d'un bruit sec pareil à celui d'un monstre qui donne un coup de mâchoire. Et d'autres gerbes leur succèdent, puis d'autres encore, avalées aussi brutalement que les premières, tandis qu'à l'intérieur de la batteuse, les pailles et les épis sont remués, secoués, passés au crible, nettoyés par des ventilateurs et des palettes. Tant et si bien qu'à l'arrière, en vrac, est rejetée la paille débarrassée des grains; elle descend sur une planche obliquement posée où la reçoivent par brassées Fernand Abonnenc, André Chéruzel, Julien Gontard ou notre frère Paul. Déposée sur un double lien de paille placé à terre, elle s'acheminera vers la grange en paquets élevés au bout de leur fourche par le grand Gaston, Henri Pâquier, Joseph Gontard. Enfin Alphonse Pâquier, Jules Allègre et Louis Chéruzel auront pour mis­sion de l'empiler au-dessus de l'écurie.

Pendant ce temps, sur le côté, ruissellent de beaux grains dorés, encore tout chauds, descendant par deux petits trappons. Louis Allègre, les recueille dans des sacs fixés par des crochets au déversoir. C'est lui qui surveille leur emplissage. Ensuite des hommes aux solides épaules se les chargent sur l'épaule et les montent au grenier, Marcel Valentin, André Cuchet et André Gontard.

Arrivés là-haut, ils n'auront plus qu'à se pencher pour déverser leur cargaison dans les casiers de bois où les grains finiront de sécher.

J'allais, parmi tout ce monde qui s'affaire, en oublier un. Celui-là, il faut le reconnaître, ne fait pas de bruit, sa joue toujours gonflée par une grosse chique. Son travail n'est certes pas pénible, mais il est rebutant, car il doit affronter le nuage de poussière qui s'échappe de la batteuse. Avec son râteau de bois il ramène la balle et les débris de paille dans un large drap de grosse toile grisâtre étendu à terre sur le côté, puis il l'emporte sur son dos en le tenant par les coins noués jusque vers l'autre maison. Ce tas de poussière amoncelé fera les délices de nos volailles pendant les jours suivants; elles pourront y gratter à leur aise, en quête de quelques grains oubliés.

(…)

Ces journées de battage  étaient des journées bien remplies. Elles donnaient lieu aussi à des retrouvailles, elles favorisaient l'esprit d'entr'aide, la camaraderie et l'amitié. Ce travail collectif renforçait les liens de la communauté villageoise ; il affirmait la vieille solidarité paysanne, chacun se sentant égal à l'autre, hors de tout sectarisme et de tout esprit de domination.

Marcel Riondet