les gens d’ici...
Une région toute entière au service du gant La ganterie a créé une richesse qui s’est répandue vers les campagnes les plus reculées autour de Grenoble. Industrie liée à l’élevage de chèvres, les gants de Grenoble étaient en peau de chevreau, particulièrement fine, souple et facile à travailler, nous dit Colette Perrin-Montarnal, historienne. Les peaux étaient successivement coupées, fendues, piquées (c’est-à-dire cousues), expédiées, c’est-à-dire emballées en sachets, cartons, etc. Le contexte économique était celui d’une agriculture pauvre qui recherchait des activités hivernales et trouvait, à travers les besoins d'une classe sociale aisée, un moyen d’assurer un revenu pendant la saison froide en cousant ou coupant les gants. Cela a commencé au Moyen Âge, mais s’est développé avec François de Bonne de Lesdiguières (1543-1626), gouverneur du Dauphiné, qui s’était donné pour mission de développer l’économie locale. Il avait réuni autour de lui à Grenoble une véritable cour, laquelle représentait des clients proches pour l'artisanat gantier naissant. Dès ce moment on voit s'organiser l'exportation de gants dans l’ensemble de la France, vers les régions, et surtout vers Paris, où en 1606, un gantier grenoblois protégé de Lesdiguières fut nommé gantier et parfumeur du Roi. La fin du 19ème siècle fut la période où l’activité gantière, devenue une industrie, créa le plus d’emplois avec 32 000 ouvriers sur Grenoble et l’ensemble de la région. Les éleveurs dans les montagnes, d’abord, en Chartreuse, dans le Vercors mais aussi dans le Trièves. Ensuite, les abattoirs, qui vendaient les peaux aux mégisseries, les tanneries spécialisées dans le traitement des peaux d'ovins ou caprins, il y en avait alors 130 dans la seule agglomération grenobloise. Elles représentaient une part très importante de la filière, caractérisée par une grande stabilité d'emploi. Que l'on travaillât à domicile ou en usine à Grenoble, on restait 30 ou 40 ans avec le même patron. Chez les industriels, la ganterie vit émerger de véritables dynasties qui règnèrent durant plusieurs décennies, comme les Perrin. Ou encore la famille Jouvin dont l’un des fleurons, Xavier (1801-1844), découvrit qu’il existe un rapport constant, quelle que soit la taille de la main, entre sa longueur et sa largeur. Cette trouvaille révolutionna le secteur en permettant la standardisation grâce au calibre, ou main de fer, emporte-pièce en forme de main en métal aux arêtes tranchantes dont le brevet fut déposé en 1832. Le calibre se présente sous 32 tailles différentes. On le pose à plat sur la pièce de peau traitée, puis une presse l'enfonce dans la peau, générant les dessus et les dessous des gants, trois paires à la fois. Avant cette invention, il fallait découper un papier aux mesures des mains du client pour fabriquer ses gants. Là, tout a radicalement changé, on pouvait commander à distance puisque par le système de tailles on avait automatiquement les dimensions adéquates pour l’ensemble de la main. D’où une explosion de la production et un décollage industriel de toute la région grenobloise, bien avant la houille blanche. Une belle illustration de la hiérarchie sociale de l'époque (on pense à la ségrégation verticale des passagers du Titanic), et peu connue dans ce contexte, fut la station thermale d’Allevard, créée par un Dr Niepce, médecin parisien ORL huppé, qui y fit venir ses patients et organisa une sorte de Saint Tropez local où de grands bourgeois parisiens, artistes, comédiennes et peintres venaient prendre les eaux. Allevard étaient tenue par la famille Mathieu qui y avait des forges, mais aussi une fabrique de gants, laquelle servait directement la clientèle en question, immortalisée, fétichisme du gant compris, par des peintures de Van Dongen. Daudet disait, "Qu’est-ce qu’on ramène d’Allevard ? --Des gants." Les locaux travaillaient pour les riches. Les hommes aux laminoirs des forges, les femmes en ateliers ou à domicile, à couper ou piquer les gants, ou bien servantes, dans les luxueux hôtels. Ganterie et soierie n’étant pas saisonnières, contrairement à l’activité hôtelière, elles permettaient aux familles paysannes ou ouvrières de lisser leurs maigres revenus. Chronique d'une mort annoncée Le déclin débuta en 1929 avec le krach boursier, lorsque de nombreuses ganteries firent faillite, leurs stocks d'exportation bloqués et moisissant sur les quais du Havre, plus aucun navire ne traversant l'Atlantique. Mais le ver était dans le fruit depuis longtemps déjà. Curieusement, à de rares exceptions près, l'industrie n’avait pas compris que la mode changeait. Elle produisait des gants presque machinalement, sans se poser la question d’une diversification. Or les gantiers avaient un nom, une réputation, des magasins à Paris, dans lesquels on vendait des gants, mais aussi de la maroquinerie, des foulards, des bijoux. Il fallait moderniser, ce que, de l'aveu même de leurs descendants, la plupart n'ont pas su faire.Valérien Perrin, en 1870, fut l’un des rares à mesurer qu’on ne pouvait perdurer en faisant du profit sur le seul labeur des ateliers grenoblois. Les grandes maisons britanniques, par leurs achats massifs, forçaient les gantiers à baisser les prix mais se gardaient des marges juteuses en assurant eux-mêmes la vente sur les marchés de leur Empire colonial. Valérien Perrin eut l’idée d’aller implanter sa production aux États Unis pour la vendre directement sur place sans intermédiaires. Ensuite, revenu en France, il diversifia son activité en créant Valisère, enseigne de lingerie toujours destinée à la clientèle de luxe, qui permit d’équilibrer les pertes sans cesse croissantes de la partie gantière de son activité. Mais c'était un combat d'arrière-garde, et les jours de la ganterie étaient comptés. Pour ceux qui connaissent cette histoire, il y a toujours cet étonnement et cette tristesse, qu'une entreprise humaine qui fit vivre tant de monde pendant si longtemps ait totalement disparu, non seulement de la réalité économique dauphinoise, mais aussi de la mémoire de ses habitants… Bernard Moro Webmestre Saint Martin de la Cluze